La Liberté de l'esprit La liberté de l'esprit
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L’après Charlie

Halles Saint François de Quimper

Réunion d’échange autour de l’après Charlie

vendredi 24 avril 2015 18h30

L’année 2015 a commencé curieusement avec les terribles attentats que l’on sait, d’abord en France, puis en Tunisie et début avril encore au Kenya.


Nous avons été très nombreux à participer aux rassemblements de citoyens pour manifester, au-delà d’un slogan comme « Je suis Charlie », notre attachement à des valeurs communes. Ces valeurs sont pour la plupart celles de notre association, « La liberté de l’esprit » : liberté d’expression et respect de l’autre, humanité et tolérance, générosité et universalisme.

Dans le cadre de notre association, nous avons souhaité favoriser d’abord l’expression de chacun, et l’échange en petits groupes pour mettre des mots sur nos ressentis, nos points de vue, notre analyse et nos aspirations aussi, avant d’organiser un débat plus large au sein de l’association.

Nous invitons donc tous les adhérents (actuels et anciens) à une réunion d’échange autour de l’après Charlie :

Le vendredi 24 avril,
de 18h 30 à 20h 30.
aux Halles Saint François de Quimper,

Ce sera aussi l’occasion de dégager des thèmes de conférence pour l’année qui vient.
Comptant sur votre participation (n’hésitez pas à venir avec des amis, adhérents ou non)
Sincères salutations

Pour le Conseil d’administration
Rémi Mer, président

Cette réunion sera suivie d’un dîner à proximité (Taverne des Halles) pour ceux qui le souhaiteront. Merci de nous le préciser par retour par téléphone (06.70.75.34.68) ou par mail : remi.mer @ wanadoo.fr




Messages

  • bon, a priori ça donne envie de venir mais dès qu’on voit le panneau "nous sommes charlie" la messe est dite. Adieu à ceux qui ne le sont pas, le ton est clairement donné, affiché dirai-je.

  • la tuerie est épouvantable je suis charlie
    pour charlie hebdo est un torchon raciste et haineux
    la je ne suis pas charlie kenavo

    • Charlie Hebdo, un journal anti-religion peut-être mais raciste certainement pas. Il s’en prenne à la bétise qu’elle soit blanche, noire, jaune, etc...
      Qu’il ne fasse pas dans la dentelle, je suis d’accord. Que les personnes épinglées par cet hebdo, comme le pape ou nos présidents de la république, le trouve haineux pourquoi pas. Qu’on aime pas leur traitement de l’actualité, pourquoi pas mais comme vous je suis Charlie lorsqu’il y a des illuminés qui tuent

  • Assassiner physiquement est un fait horrible, frappant les consciences, toujours injustifiable et universellement condamnable, c’est indubitable.
    Mais assassiner moralement, devant les Lois du Législateur Universel, n’est-ce pas tout autant condamnable ?
    Qui sème le vent récolte la tempête. Qui a pour "profession" de constamment semer des propos dénigrants et railleurs, ne respectant rien ni personne, pas même l’Être le plus haut qui soit, que va-t-il récolter à l’arrivée ?
    Que des assassinats ou meurtres moraux répétés, au nom du "droit de blasphème" (quelle abomination !) entraînent à l’arrivée des assassinats physiques, est-ce si surprenant ?

    • Surprenant de considérer que le blasphème soit un assassinat, un meurtre
      Surprenant de considérer que le blasphème puisse valoir la mort même si on le condamne
      Nous sommes sur internet et nous sommes donc partout mais la tuerie de Charlie Hebdo a eu lieu en France, pays où le blasphème a été supprimé du droit français depuis 1789

  • "le problème, ce n’est ni le Coran, ni la Bible, romans soporifiques incohérents et mal écrits, mais le fidèle qui lit le Coran ou la Bible comme la notice de montage d’une étagère Ikea. Il faut bien tout faire comme c’est marqué sur le papier sinon l’Univers se pète la gueule. Il faut bien égorger l’infidèle selon les pointillés, sinon Dieu va me priver de Club Med après ma mort". CHARB

  • Dans le Nouvel Obs, interview de Emmanuel Todd
    http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20150428.OBS8114/emmanuel-todd-le-11-janvier-a-ete-une-imposture.html

    Emmanuel Todd : "Le 11 janvier a été une imposture"

    Quatre mois après les manifestations post-attentats, l’historien et démographe Emmanuel Todd publie un livre réquisitoire contre une France pétrie de bonne conscience, qui a fait sécession de son monde populaire. Entretien coup de poing.

    Le 7 mai prochain, l’historien et démographe Emmanuel Todd publiera « Qui est Charlie ? » (Seuil), charge terrible contre la France de François Hollande. Un texte écrit dans la fièvre, au sujet duquel il a accordé à « L’Obs » un entretien exclusif. Son angle d’attaque, particulièrement original, consiste à observer l’origine régionale et socio-politique des manifestants du 11 janvier.

    Sous les bons sentiments brandis, Todd fait parler les cartes et les statistiques pour comprendre la signification profonde de ce qui restera comme le plus important rassemblement de l’histoire moderne du pays. Et ce qu’il voit n’est pas destiné à plaire. Ce qu’il voit c’est un épisode de « fausse conscience » (Marx) d’une ampleur inouïe. Ce qu’il voit ce sont des millions de somnambules se précipiter derrière un Président escorté par tous les représentants de l’oligarchie mondiale, pour la défense du droit inconditionnel à piétiner Mahomet, « personnage central d’un groupe faible et discriminé ». Ce qu’il voit c’est un mensonge d’unanimisme aussi, car ce jour-là, les milieux populaires n’étaient pas Charlie, les jeunes de banlieue, qu’ils fussent musulmans ou non, n’étaient pas Charlie, les ouvriers de province n’étaient pas Charlie.

    Le grand entretien avec Emmanuel Todd est à retrouver en son intégralité dans "L’Obs" du 30 avril, ou dès aujourd’hui dans la zone abonnés. En voici des extraits.

    « Lorsqu’on se réunit à 4 millions pour dire que caricaturer la religion des autres est un droit absolu - et même un devoir ! -, et lorsque ces autres sont les gens les plus faibles de la société, on est parfaitement libre de penser qu’on est dans le bien, dans le droit, qu’on est un grand pays formidable. Mais ce n’est pas le cas. (…) Un simple coup d’œil à de tels niveaux de mobilisation évoque une pure et simple imposture. »

    « Ce sont les régions les moins républicaines par le passé qui ont le plus manifesté pour la laïcité, avouez qu’il y a là quelque chose d’étrange. »

    « La "néo-République" est cet objet sociopolitique étrange qui continue à agiter les hochets grandioses de la liberté, de l’égalité, de la fraternité qui ont rendu la France célèbre dans le monde, alors qu’en fait notre pays est devenu inégalitaire, ultraconservateur et fermé. »

    « Il y a eu une subversion de ce qu’était la gauche française. Cette dernière, aujourd’hui dominée par le PS, est en vérité tout à fait autre chose que ce qu’elle prétend être. C’est une gauche qui n’adhère pas aux valeurs égalitaires. (…) L’agent le plus actif et le plus stable des politiques économiques qui nous ont mené au chômage de masse actuel, c’est tout de même le PS. Le franc fort, la marche forcée à l’euro, toute cette création idéologique extrêmement originale s’est faite sous Mitterrand, traînant Giscard derrière lui comme un bateleur. »

    « Hollande aura eu un rôle historique : celui de révéler que la gauche pouvait se concilier avec les structures les plus inégalitaires, prouvant par là même que le système politique français est totalement détraqué. »

    « Ce qui m’inquiète n’est pas tant la poignée de déséquilibrés mentaux qui se réclament de l’Islam pour commettre des crimes, que les raisons pour lesquelles, en janvier dernier, une société est devenue totalement hystérique jusqu’à aller convoquer des gamins de 8 ans dans des commissariats de police. »

    « Je ne fais pas dans l’angélisme : l’antisémitisme des banlieues doit être accepté comme un fait nouveau et indiscutable. Ce que je ne peux pas accepter cependant, c’est l’idée qui est en train de s’installer selon laquelle l’islam, par nature, serait particulièrement dangereux pour les juifs. Il n’existe qu’un continent où les juifs aient été massacrés en masse : c’est l’Europe. »

    « Qu’on les laisse tranquilles, les musulmans de France. Qu’on ne leur fasse pas le coup qu’on a fait aux juifs dans les années 30 en les mettant tous dans le même sac, quel que soit leur degré d’assimilation, quel que soit ce qu’ils étaient vraiment en tant qu’êtres humains. Qu’on arrête de forcer les musulmans à se penser musulmans. »

    • chronique du 04/05/2015 par Daniel Schneidermann

      Délivrons Todd du portnaouak !

      Le problème d’Emmanuel Todd, c’est que ses livres, comme ses interviews et ses émissions, sont constitués d’un cocktail insurmontable pour quiconque se risque à tenter de les commenter : une bonne dose de fulgurances, fondées sur l’exploitation de cartes démographiques qu’il maitrise à peu près seul dans le pays, et deux doses de n’importe quoi. Un n’importe quoi toddien, balancé avec humour et panache, mais qui reste du très grand N’importe Quoi - "portnaouak", diraient les jeunes, si les jeunes lisaient Todd.

      Expliquer, en l’occurence, comme il le fait dans tous les medias depuis ce week-end, que les manifestants du 11 janvier étaient, pris individuellement, de braves gars et de braves femmes, mais étaient collectivement "agis" par leurs déterminants sociologiques catholiques et quasi-vichyssois, expose à des contorsions devant un Patrick Cohen ou un Laurent Joffrin qui (légitimement) ne vont pas manquer de canarder ces contradictions.

      Assurer, dans le corps du livre, que les caricatures de Mahomet sont une incitation à la haine, avant de conclure que la protection de ces mêmes caricaturistes est un devoir sacré de l’Etat, expose à se faire exploser par le premier Patrick Cohen qui passe. Ce qui n’a pas manqué ce matin. A la vérité, toute réflexion sur l’affaire Charlie se cogne immanquablement à un enclos électrifié de contradictions : comment défendre au nom de l’humour des caricatures pas drôles ? A-t-on le droit au nom de la liberté d’expression, de critiquer des victimes tombées au nom de la liberté d’expression, ou des manifestants défilant sincèrement pour la liberté d’expression ? On s’y est heurtés ici à chaud, et j’ai même tenté d’en faire aussi un livre, je n’y reviens pas.

      Faisons un effort surhumain : débarrassons le livre de Todd de sa gangue de portnaouak attrape-medias (on y reviendra peut-être), et examinons une de ses thèses centrales, qui est apparemment celle-ci : la France qui a défilé le 11 janvier (j’en étais) est la France des classes moyennes et des cadres, qui a manifesté pour le droit d’agresser la figure centrale d’une religion d’opprimés. Dit ainsi, c’est évidemment incomplet, mais cela exprime une part (seulement une part) du sens de cette journée. En l’occurence, Todd ne dit pas autre chose que notre invité de la semaine, l’ancien ministre Pierre Joxe reconverti en avocat des pauvres (lequel le cite d’ailleurs sur le plateau) : pour des raisons tenant largement à la mauvaise conscience et au ressentiment néo-coloniaux de la France, les classes moyennes se sont détournées de tout devoir de solidarité avec les pauvres, qu’ils soient d’origine maghrébine ou africaine. Elles s’en sont détournées souvent sans haine (et les références toddiennes à Vichy sont odieuses), mais avec une radicale indifférence, seulement entrecoupée de quelques intermèdes compassionnels. Comme souvent, le travail d’analyse reste à faire, mais Todd ouvre le chantier.

    • Le professeur Todd nous prend pour des charlots

      par André Burguière / Publié le 06-05-2015
      http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20150506.OBS8531/le-professeur-todd-nous-prend-pour-des-charlots.html

      Emmanuel Todd renvoie les manifestations du 11 janvier à un défilé antimusulman. Sur quelles bases ? Par André Burguière, historien.

      Emmanuel Todd nous a déjà habitués dans le passé au pire et au meilleur. Le meilleur, ce furent des analyses brillantes, conduites souvent avec Hervé Le Bras, qui rattachaient les attitudes politiques divisant la France ou d’autres pays d’Europe à des structures anthropologiques « dures ». Ces traditions familiales héritées dès l’enfance que les migrants ont souvent transportées avec eux, valorisent, selon les régions, l’égalité ou l’autorité, l’autonomie précoce de l’individu ou l’immersion dans le groupe familial.

      Le pire chez Todd, ce sont des survols historiques et planétaires dans lesquels il utilise les structures familiales comme ouvre-boîte universel pour expliquer les choix politiques. « Cher malade dites-moi dans quel type de famille vous avez été élevé et je vous dirais de quelle idéologie politique vous souffrez. »

      Tout ceci rehaussé de populisme souverainiste, de couplets antieuropéens qui l’ont fait se rapprocher parfois du Parti communiste, tendance Georges Marchais, et d’autres fois de Jacques Chirac candidat aux présidentielles : il lui avait soufflé le concept de « fracture sociale ». Un concept claquant au vent comme un drapeau rouge mais qui ne fut suivi d’aucune mesure en faveur des victimes de ladite fracture.

      Si l’on en juge par l’entretien au sujet de son nouveau livre, « Qui est Charlie ? », qu’il vient de confier à « l’Obs », c’est le pire cette fois qu’Emmanuel Todd nous a donné. Qu’il tienne, pour marquer sa différence, à refuser de se joindre au mouvement d’unanimisme si non d’unité nationale qui s’est manifesté le 11 janvier, qui le lui reprochera ? D’autres l’ont fait par méfiance instinctive pour les unions sacrées, qui ont souvent conduit au désastre, ou tout simplement par indépendance d’esprit. Leur choix est respectable et quand, enseignants, ils l’ont fait devant leurs élèves, je trouve lamentable que les autorités aient voulu les sanctionner.

      Mais Emmanuel Todd a-t-il le droit de se draper dans la robe professorale des sciences sociales pour proclamer des idées toutes faites et des contre-vérités ? Comme il invoque les pères fondateurs, il convient de lui rappeler que n’est pas Emile Durkheim ni Max Weber qui veut. N’ayant pris connaissance de son dernier livre qu’à travers ce qu’il en dit dans « l’Obs », je n’ai pas pu consulter les statistiques qu’il a produites et sur lesquelles il prétend s’appuyer. Il a consulté avant tout les cartes des taux de participation aux manifestations « Je suis Charlie », par région, parues dans « Libération », et comme il dit avoir écrit le livre en un mois, je crains que son approche statistique ait été plutôt rapide.

      On reconnaît le savoir-faire d’Emmanuel Todd pour accrocher les médias. A première vue, sa méthode ne se distingue guère du raisonnement des sciences sociales qui consiste à ne pas se contenter du discours ou de la réalité manifeste, mais de décoder, par des moyens appropriés, un sens latent.

      Considérée de plus près, la démarche s’apparente à ce que Claude Levi-Strauss reprochait à certains penseurs parisiens (parmi lesquels il comptait Michel Foucault), à savoir le raisonnement paradoxal : « Vous croyez que ce mur est blanc. Eh bien vous vous trompez : je vais vous montrer qu’il est noir. »

      C’est très exactement ce que veut nous dire Emmanuel Todd en nous expliquant que ce grand rassemblement qui voulait condamner la haine raciale et religieuse, était en réalité un grand geste de rejet et d’exclusion des musulmans de la communauté nationale.

      Tous ceux qui étaient présents au défilé du 11 janvier ont pu constater sans le secours des statistiques que les classes moyennes parisiennes y étaient particulièrement nombreuses et les classes populaires peu présentes. Est-ce la première fois ? On aurait pu faire la même remarque le 13 mai 1968, qui fut le plus grand défilé politique de la France depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et qui déclencha une vague de grèves sans précédent. Seules les grandes manifestations revendicatives encadrées par les syndicats, comme celles de 1995 contre la réforme des retraites ou les défilés du 1er mai très réussis, mobilisent plus largement les classes populaires.

      Cette fois, leur défection était d’autant plus nette que les classes populaires de la région parisienne sont aujourd’hui très souvent d’origine ou de confession musulmane. D’où la découverte du professeur Emmanuel Todd, que chacun de nous a pu faire lui-même, sans le secours de sa longue vue de sociologue et démographe : les Français musulmans n’étaient pas là. C’est vrai, ou du moins, ils étaient trop peu nombreux pour être visibles.

      Faut-il s’en étonner ? Les musulmans se sont trouvés pris dans la contradiction infernale qu’ils vivent depuis les premiers attentats terroristes. S’ils se manifestent par une attitude de condamnation, on leur reproche de vouloir faire oublier ce qui relie ce terrorisme à l’islam. S’ils ne réagissent pas, on y voit la preuve d’une approbation implicite de ce terrorisme.

      Mais il faut prendre beaucoup de liberté avec la réalité pour y voir, comme le fait Todd, une preuve de plus du caractère antimusulman de la manifestation. Tout au long du défilé, je n’ai ni surpris, ni entendu quelqu’un d’autre dire avoir observé la moindre réaction, le moindre slogan islamophobes.

      C’est peut-être pour cela que Todd est forcé dans son raisonnement, de passer à une vitesse supérieure et d’imaginer, sans avoir à le prouver, que la manifestation a été conçue comme une entreprise antimusulmane. C’est d’abord oublier qu’elle n’a été que le prolongement, l’amplification largement orchestrée par le gouvernement (mais un gouvernement de droite s’en serait-il privé ?) d’une émotion profonde, d’une lame de fond qui a emporté la population française dès le soir de l’attentat.

      A-t-on oublié que sans la moindre consigne ni organisation par un appareil politique quelconque, le soir même de l’attentat, des milliers de parisiens se sont retrouvés en silence, Place de la République ?

      Que dès le lendemain et les jours suivants des rassemblements spontanés du même type pour dire « Je suis Charlie », ont eu lieu dans les principales villes d’Europe et même en Amérique latine ?

      Qu’une jeune journaliste syrienne s’est fait photographier dans les zones de combat tenues par la résistance, brandissant une pancarte « Je suis Charlie » ? Les huit morts de « Charlie Hebdo » ne pèsent rien à côté des cent mille morts de la guerre civile en Syrie. Mais son geste attestait le message universel de la réaction aux attaques terroristes contre « Charlie Hebdo » et la volonté de s’y associer.

      Les terroristes ont tué les caricaturistes de « Charlie Hebdo » pour les punir et faire taire à travers eux la libre critique des fanatismes religieux. Ne pas réagir, c’était se taire à notre tour et accepter l’abjection de la démission, de la soumission. C’est ce qui explique, me semble-t-il, ce sursaut que tout individu épris de dignité pouvait aisément comprendre.

      Allons plus loin. Que nous restions les bras croisés ou que nous protestions après les crimes de Mohamed Merah, ou après les meurtres du supermarché cacher, cela ne changera pas grand chose au rapport de force. Les crimes terroristes continueront et il faudra continuer à les combattre. Mais si nous restons silencieux après la provocation des assassins de « Charlie Hebdo », les assassins de la liberté de penser et de s’exprimer auront gagné. C’est cet enjeu qui a soudain traversé la France, le monde entier et qui a provoqué comme une immense onde de choc, un brutal mais bref sursaut de dignité.

      Il n’y donc aucune raison de sourire et encore moins de médire, comme le fait Todd, de cette soudaine envie de se sentir ensemble sans haine, sans exclusion, qui s’est emparée des Français et d’une certaine manière du monde entier, simplement pour éprouver notre commune humanité.

      Le défilé du 11 janvier, dans sa force et sa beauté éphémère, m’a fait penser à la fête de Fédération du 14 juillet 1790 pour le premier anniversaire de la prise de la Bastille. Une unanimité touchante et un peu naïve, la fraternité d’un peuple tout heureux encore de vivre sa liberté nouvelle. La fête a été brève et les nuages de la discorde ont vite recouvert la Révolution. Mais le geste a existé… comme ce 11 janvier 2015 qui nous paraît déjà si lointain.

      André Burguière

    • De quoi "Charlie" était-il le nom ? par Régis Soubrouillard

      Marianne Samedi 09 Mai 2015
      http://www.marianne.net/quoi-charlie-etait-il-nom-100233351.html

      Journaliste à Marianne, plus particulièrement chargé des questions internationales
      La publication du livre d’Emmanuel Todd, "Qui est “Charlie” ?", a lancé la course aux tentatives d’interprétation des manifestations du 11 janvier. Et si le problème résidait en fait dans l’incapacité des Européens à entendre quoi que ce soit à des phénomènes d’ordre religieux auxquels nos intellectuels s’emploient à vouloir apporter une analyse sociologique ? Le livre d’Emmanuel Todd est une nouvelle démonstration de cette incapacité...

      « De quoi Charlie est-il le nom ? » La multiplication des tentatives d’interprétation, comme autant de récupérations ou prises de distances avec le « moment 11 janvier », n’allaient pas manquer d’émerger. Et la question n’a pas fini de nous occuper même si par nature, les motivations des participants à ce genre de manifestations sont souvent diverses et terriblement ambiguës. C’est le démographe Emmanuel Todd qui a ouvert le bal, sans retenue, dessinant le portrait d’un Français de classe moyenne, urbain, âgé, « catholique zombie » dans lequel Todd croît même discerner un vichyste nostalgique. C’en était trop pour le Premier ministre, qui a répondu en personne à l’intellectuel, dans une tribune au Monde : « Non, La France du 11 janvier n’est pas une imposture ».

      Le site Slate confronte, lui, très justement l’analyse du démographe avec un essai beaucoup moins remarqué du sondeur Jérôme Fourquet et du sémiologue Alain Mergier publié par la Fondation Jean-Jaurès et intitulé Janvier 2015 : le catalyseur. Basé sur une longue série d’entretiens « qualitatifs » menée « auprès de personnes appartenant aux milieux populaires, se sentant vulnérables socialement et qui ont voté une seule fois pour le Front national ou envisagent de le faire », l’étude analyse l’impact des attentats sur le vote de ces catégories sociales.

      Fourquet, Mergier et Todd se rejoignent au moins sur un point : c’est la France la mieux intégrée qui a défilé comme le résume d’ailleurs Slate. « S’il fallait condenser ces résultats en une opposition symbolique, ce serait celle entre Grenoble, commune du plus fort taux de mobilisation, et Hénin-Beaumont, taux le plus faible. D’un côté, une ville étudiante dynamique, tournée vers les secteurs de l’économie de la connaissance, seule grande ville conquise par les Verts aux municipales, brillant par ses pratiques sociales innovantes et sa vigueur associative ; de l’autre, la seule commune gagnée par le FN au premier tour des mêmes municipales, une ville populaire frappée par la désindustrialisation et minée par la corruption de ses élus ».

      L’illusion de communion nationale tant survendue par les médias n’a, en effet, pas eu lieu : « Toute une partie des catégories populaires est restée à l’écart de ce mouvement. Les lignes de clivage préexistantes demeurent : la France du non, de l’abstention, la France frontiste ne s’est pas vraiment sentie Charlie » constatent encore Fourquet et Mergier.

      Pas Charlie certes, mais la plus inquiète par rapport au danger culturel et identitaire représenté par l’islam et l’islamisme : les attentats n’ont fait « que » confirmer l’insécurité culturelle ressentie depuis des années par ces catégories de la population. C’est notamment sur ce point que le diagnostic diverge très radicalement avec Emmanuel Todd. Celui-ci reconnaît une mobilisation plus faible des populations ouvrières mais pour mieux introduire la surmobilisation de ce qu’il appelle les « catholiques zombies », cette France Charlie originaire de régions où le catholicisme est historiquement fort, que le démographe veut absolument voir « islamophobes » — refusant par ailleurs d’appliquer sa théorie aux populations de Paris et d’Île-de-France… — alors que cette véritable « phobie » de l’islam, au sens strict du terme, semble beaucoup plus prégnante chez les catégories de population étudiées par Fourquet et Mergier, celles donc qui, précisément, se sont le moins déplacées.

      « Pour notre public appartenant aux catégories populaires, la République est en danger. À leurs yeux, que des islamistes cherchent à imposer leur loi en France est absolument inacceptable. Qu’ils le fassent en s’attaquant à la liberté d’expression et aux caricaturistes de Charlie Hebdo est secondaire, voire, pour certains, anecdotique. Ce qui est central, en revanche, est le fait que les terroristes cherchent à tuer des gens, et ce, pour substituer leurs lois aux nôtres. Pour le dire de façon plus radicale, dans l’optique d’un islam conquérant, les djihadistes veulent nous contraindre à suivre leur loi. C’est cette menace que le terme islamisation désigne » notent les auteurs de l’étude.

      Fourquet et Mergier rejoignent le constat de Todd sur le « fait que la laïcité soit subitement plébiscitée » — mais que Todd, pour l’occasion, choisi de baptiser « laïcisme radical » ! Eux y voient un indice « de l’effroi qui a saisi les Français quand ils ont constaté que, animés par la haine, des individus étaient entrés en guerre contre nos société et ses valeurs ». En conséquence, l’opinion se montre de plus en plus favorable à la mise en place de rituels républicains.

      Todd moque, de son côté, ces néorépublicains notables révélés subitement en territoires traditionnellement catholiques, rendus responsables autant de l’islamophobie des beaux quartiers que de l’antisémitisme de la banlieue. Pourtant, c’est précisément au nom d’une certaine idée de la République que les Charlie et les non-Charlie se retrouvent selon Fourquet et Mergier. Les Charlie allant défendre cette République aux côtés des élites politiques quand les non-Charlie refusent l’« union publique » si elle doit se faire aux côtés des élites politiques, justement coupables de n’avoir rien vu venir.

      Pas sûr en tout cas que la vision de Todd — celle d’une oligarchie de masse mobilisée car elle accepte la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains et chercherait même à la perpétuer par la mise en œuvre d’une « nouvelle hystérie laïciste » qui s’est choisie l’islam comme cible et le droit à la caricature comme missile —, ne parvienne d’une quelconque façon à changer la vision du monde des publics visés par l’étude de Fourquet et Mergier.

      Le philosophe Marcel Gauchet avait déjà anticipé les limites futures d’une telle analyse dont le sous titre du livre de Todd, « sociologie d’une crise religieuse », donne déjà une idée : « Les Européens sont devenus incapables de comprendre des comportements procédant de motivations religieuses, quelles qu’elles soient. Ceux-ci sont devenus tellement inintelligibles pour nous que l‘on préfère se dire que ce type de radicalisation n’a rien à voir avec l’islam, la religion, qu’ils relèvent plutôt d’explications sociales. Parce que ces jeunes sont pauvres, déscolarisés, exclus, ils ont basculé. C’est la seule explication accessible à l’entendement de nos sociétés. Et en même temps, comme l’on voit que cela ne colle pas vraiment – tous les miséreux paumés ne se lancent pas dans de telles entreprises terroristes – on préfère vite renoncer à comprendre. C’est un profond défaitisme de l’intelligence ».

      Si le problème était là ? Dans notre profonde incapacité à comprendre ces phénomènes. Marcel Gauchet préférant voir dans ces soubresauts violents, la fin de l’organisation religieuse du monde musulman, un phénomène de sortie du religieux bien plus profond, qui a occupé cinq siècles de l’histoire européenne.

  • Le Monde | 02.05.2015 | Par Aurélie Collas

    Le prof de philo, « Charlie », et la liberté d’enseigner

    Où s’arrête la liberté de penser, de parler, d’enseigner ? La philosophie est-elle forcément subversive ? Peut-on être neutre ? L’histoire de Jean-François Chazerans pourrait se décliner en dizaines de sujets de philosophie. Depuis le mois de janvier, elle ne cesse de faire disserter.

    Sur la Toile, ce professeur de philosophie de Poitiers, sanctionné pour des propos tenus en classe après l’attaque contre Charlie Hebdo, est devenu, en l’espace de quelques mois, la figure du professeur engagé, libre et anticonformiste, au service de l’émancipation des esprits. Provocateur et sans tabou. Et aujourd’hui victime d’une injustice. Mais dans « l’affaire Chazerans », difficile de démêler la part de mythe et de réalité. Ne serait-ce que parce qu’elle repose sur des propos rapportés, sortis de leur contexte, déformés, interprétés.

    Il est 10 heures, jeudi 8 janvier. Depuis la veille défilent à la télé les images d’une rédaction décimée, la traque des frères Kouachi, des visages horrifiés par la tuerie. Au lycée Victor-Hugo − dans le centre-ville de Poitiers −, lorsque les élèves de terminale ES arrivent dans la classe de Jean-François Chazerans, ils sollicitent un débat sur l’attentat. Pourquoi pas. La veille, la ministre de l’éducation a demandé aux enseignants de « répondre favorablement aux demandes d’expression » des élèves. Et les cours de M. Chazerans commencent toujours ainsi : un élève ou le professeur propose un sujet, qui est voté puis débattu. Ce jour-là, pendant deux heures, on parle justice, liberté d’expression, racisme, origines du terrorisme… « Hormis le contexte, ce n’était pas un cours différent de d’habitude », souligne le professeur de 55 ans.

    Dix jours plus tard, pourtant, il est convoqué chez la proviseure. Deux inspecteurs de l’éducation nationale l’y attendent. « Ils me disent : “Monsieur, on est là pour rédiger un rapport qui sera ce soir sur le bureau du recteur et demain sur celui de la ministre.” » Il s’avère qu’un parent d’élève a envoyé un courrier à la proviseure, dénonçant certains de ses propos lors du cours. Selon cette lettre, il aurait dit : « Les militaires envoyés dans les pays en guerre, c’est de l’impérialisme » et « les crapules de Charlie Hebdo ont mérité d’être tuées ».
    Un dossier « pas vierge »

    Apologie du terrorisme ? Le recteur de l’académie de Poitiers, Jacques Moret, prend l’affaire très au sérieux. Il accorde d’autant plus d’importance à cette dénonciation que M. Chazerans est un enseignant qui « pose question », dit-il, et que « son dossier n’est pas vierge ». Il suspend le professeur, diligente une enquête administrative. Puis, comme celle-ci « n’a pas permis de démêler le vrai du faux », saisit le procureur de la République le 23 janvier.

    L’enquête pénale écarte les soupçons d’apologie de terrorisme. Jean-François Chazerans a parlé de « crapules » au sujet des journalistes de Charlie Hebdo, mais « à aucun moment il n’a soutenu l’action des terroristes », souligne le procureur, Nicolas Jacquet. « J’ai prononcé le mot crapules en pensant au Charlie de ma jeunesse. Je n’aimais pas ce qu’ils étaient devenus ; pour moi, ils avaient un peu viré racistes. Alors oui, je me suis permis une petite provocation à la Charlie… », explique le professeur.

    Côté justice, l’affaire est classée sans suite. Elle se prolonge côté éducation nationale, non plus sur l’apologie du terrorisme, mais sur les propos et la manière de faire cours de M. Chazerans. Car le procureur a mis en garde l’administration : le professeur aurait fait part de ses opinions en classe. Des élèves ont rapporté qu’il a « fait le lien entre terrorisme et impérialisme de l’Occident » − il a notamment projeté un article tiré d’un blog intitulé « Le terrorisme, produit authentique de l’impérialisme ». D’autres disent qu’il a assimilé les militaires français à des terroristes. « C’est un élève qui avait quitté le cours qui a rapporté ce qu’un camarade a cru entendre. Quoi qu’il en soit, je ne livre pas mes opinions, se défend M. Chazerans. C’est un cours de philosophie, je sème le doute, je pose des questions pour ébranler des certitudes. »

    Toujours est-il que le 13 mars, un conseil de discipline se tient. Il vote en faveur de la sanction proposée par l’administration : le déplacement d’office. Jean-François Chazerans est muté à 80 kilomètres de Poitiers, dans un lycée des Deux-Sèvres. Son avocat et lui s’apprêtent à déposer un recours devant le tribunal administratif et envisagent de porter plainte pour dénonciation calomnieuse.

    Que lui est-il reproché précisément ? Des mots, d’abord. Lors de leur enquête, les deux inspecteurs ont été agacés par sa façon de prétendre « prendre le contre-pied du discours ambiant dominant ». L’arrêté de sanction qualifie ses propos d’« inadaptés » eu égard au « contexte particulièrement tendu ». Jean-François Chazerans aurait franchi les limites de son devoir de réserve et porté atteinte à l’image de sa fonction. Sa méthode est aussi mise en cause : pas de cours, seulement des débats, qui seraient menés sans préparation, sans organisation, sans synthèse.

    La sanction aurait sans doute été moins lourde si M. Chazerans n’avait pas reçu, en 2014, un blâme pour propos « déplacés ». Ou si, en 2012, il n’avait pas déjà eu affaire au procureur. Militant du Droit au logement, il avait projeté, lors d’un cours, une vidéo de l’expulsion d’un camp de mal-logés à Poitiers par la police. La fille du commissaire, élève à Victor-Hugo, en a entendu parler. Elle a rapporté l’histoire à son père, qui a porté plainte. L’affaire a été classée sans suite.
    Autogestion

    Voilà plusieurs années que M. Chazerans est dans le collimateur de l’administration. Celle-ci dit recevoir régulièrement des remontées de parents. Il faut dire qu’il n’est pas tout à fait un enseignant « dans le moule ». Sa classe fonctionne plus ou moins en autogestion. C’est collectivement qu’est décidé le sujet du jour. La prise de notes est recommandée, mais pas obligatoire. Deux contrôles par trimestre sont organisés ; ceux qui veulent s’entraîner davantage peuvent proposer un sujet ou en demander un. « Je ne considère pas mes élèves comme des gamins, mais comme des esprits qui s’émancipent, explique l’enseignant. Je n’exige pas grand-chose d’eux. Pour moi, ça fait partie de l’acquisition de l’autonomie, ce qui est le rôle du cours de philosophie et celui de l’école. »

    Voilà pour le cadre. Pour ce qui est de son enseignement, M. Chazerans est plus Socrate que sophistes. Plus conversation que cours magistral. Les élèves sont en cercle et discutent. Le rôle du professeur est d’« accompagner la pensée collective » : poser des questions, recadrer, jouer le maître provocateur, se mettre en retrait quand il le faut. « Mais il y a aussi des moments où je donne des références, des clés méthodologiques, où l’on construit une dissertation à l’oral », assure-t-il. Cette méthode, certains élèves l’adorent. D’autres craignent de ne pas être suffisamment préparés au bac. Au lycée, le professeur a sa réputation : « Avec Chazerans, on ne fout rien. »

    Cette petite musique a fini par remonter aux oreilles de l’inspectrice de philosophie, Brigitte Estève-Bellebeau. En 2014, elle est venue voir M. Chazerans pour lui dire que « le débat ne pouvait être l’alpha et l’oméga » de l’enseignement de philosophie. « Un débat se prépare, pour éviter de tomber dans le café du commerce ; il se dirige, donne lieu à une synthèse et repose sur un programme. » L’inspectrice lui a aussi demandé de contrôler son langage. « Les professeurs de philosophie aiment bien le registre de la provocation, et pourquoi pas. Mais il ne faut pas oublier qu’on est face à des esprits en construction, il y a une posture à avoir. Or, le lendemain de l’attentat, quand l’émotion était si forte, fallait-il amener un débat de nature aussi brûlante ? »

    Mais M. Chazerans reste droit dans ses bottes. Sa méthode, voilà vingt ans qu’il la construit. Elle est née un jour de 1994, lorsque, à la télévision, il tombe sur une émission avec Marc Sautet, le fondateur du premier café-philo, place de la Bastille. Une révélation. L’année suivante, il crée son propre café-philo à Poitiers. Et lorsqu’il obtient le Capes en 1998, c’est cette méthode fondée sur le dialogue qu’il tente d’importer dans ses cours.

    Dans le monde enseignant, son histoire a heurté. Beaucoup l’interprètent comme une atteinte à la liberté pédagogique. L’association des professeurs de philosophie a fait part de son inquiétude face à « l’emballement » d’une procédure « sur le seul fondement du témoignage de quelques élèves ». « On est plus exposé que je ne le pensais, déplore Alain Quella-Villéger, professeur agrégé d’histoire-géographie au lycée Victor-Hugo. D’un côté, on nous demande de forger des esprits critiques. De l’autre, on ne peut sortir d’une langue de bois formatée sans risquer d’être sanctionné. »

    Depuis l’affaire, certains disent même se censurer. « Mes cours sont plus plats, moins illustrés. Je laisse moins de place aux débats, regrette un collègue sous couvert d’anonymat. « Il faut garder à l’esprit que tout ce qu’on dit peut être mal interprété, renchérit un autre. Au lendemain d’un attentat, Jean-François Chazerans a pu être maladroit face à des élèves qui en avaient une vision manichéenne. Il a pris des risques et en paie le prix fort. »

    En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/education/article/2015/05/02/le-prof-de-philo-charlie-et-la-liberte-d-enseigner_4626254_1473685.html#ZBCGlX4g8ERtQbud.99

  • Les démocraties sont-elles condamnées à devenir toujours plus démocratiques ?
    par Hubert Guillaud
    http://www.internetactu.net/2015/04/09/les-democraties-sont-elles-condamnees-a-devenir-toujours-plus-democratiques/

    La démocratie est-elle en récession ?, s’interrogeait l’éditorialiste vedette du New York Times, Thomas Friedman en faisant référence à une étude (.pdf) de l’universitaire de Stanford, Larry Diamond, directeur du Centre pour le développement de la démocratie, publiée dans le Journal of Democracy, qui revient sur sur le coup d’arrêt depuis 2006 de l’expansion de la démocratie dans le monde (voir également sa traduction dans Courrier international).

    Depuis 2000, “25 démocraties se sont effondrées dans le monde, pas seulement à la suite de coups d’Etat militaires ou internes, mais également du fait de dégradations subtiles et progressives des droits et des procédures démocratiques”. L’organisation américaine Freedom House constate qu’entre 2006 et aujourd’hui, les pays qui ont connu un déclin de la liberté ont été plus nombreux que ceux qui ont connu une amélioration. Pour Diamond, la raison serait à chercher dans le fait que les autocrates s’adaptent : ils utilisent de nouvelles techniques de censure pour restreindre la liberté des associations de défense de la société civile et la corruption et l’abus de pouvoir sont de retour. Enfin, dans les démocraties elles-mêmes, depuis les attentats de 2001, la guerre contre le terrorisme a supplanté la promotion et la défense de la démocratie. Les politologues Steven Levitsky et Lucan Way, dans la même revue, estiment quant à eux (.pdf) que la rapide démocratisation des années 90 suite à la chute du mur de Berlin était “excessive”, c’est-à-dire trop rapide et que le moment de reflux que nous connaissons est peut-être seulement un temps d’adaptation. Créer des démocraties prend du temps. Pour Diamond néanmoins, le plus inquiétant recul démocratique repose plus dans sa contraction que dans son extension, c’est-à-dire certainement plus dans le déclin de l’efficacité, de l’énergie et de la confiance de la démocratie elle-même. Nos démocraties semblent fonctionner de moins en moins bien, tant et si bien que les Etats-Unis ont du mal à adopter ne serait-ce que quelque chose d’aussi basique qu’un budget.

    Dans le Wall Street Journal, l’historien et politologue Francis Fukuyama revenait lui, 25 ans après sa publication, sur son essai La fin de l’histoire où il annonçait que l’avenir des Nations reposait sur la démocratie libérale et l’économie de marché : l’histoire devant inéluctablement déboucher sur la liberté… Dans son article, l’historien (qui travaille dans le même centre de recherche que Larry Diamond), lui aussi ravise un peu ses prédictions. Les régimes autoritaires se portent bien et les démocraties, elles ne vont pas bien, n’offrant plus le modèle de réussite qu’on pouvait leur prêter. Si sur le temps long, la démocratie continue de s’imposer (en 1974, 30% des pays du monde étaient démocratiques contre 60% en 2013), elle peine à s’imposer dans les pays riches en ressources naturelles où celles-ci assurent aux Etat de forts revenus indépendamment des recettes fiscales, qui elles, génèrent une plus grande exigence de contrôle des gouvernés sur leurs gouvernants. “Le plus gros problème des sociétés qui aspirent à la démocratie a été leur incapacité à assurer durablement ce que les gens sont en droit d’attendre de leur gouvernement : sécurité des personnes, redistribution équitable des fruits de la croissance et services publics de base”, explique-t-il en pointant les ratés de la révolution orange en Ukraine ou la corruption et le clientélisme en Inde qui l’empêche de développer des services élémentaires. Pour Fukuyama, le développement d’institutions fondamentales comme des services publics fiables est partout difficile à mettre en place. Sans compter que les institutions démocratiques elles-mêmes peuvent se déliter si elles n’évoluent pas. Pour ne pas se scléroser, les démocraties doivent toujours devenir plus démocratiques, suggère Fukuyama. Elles doivent se renouveler et se réinventer sans cesse. La démocratie n’est jamais acquise, même s’il ne semble toujours pas faire le lien sur le fait qu’une bonne part de son délitement vient justement des excès de l’économie de marché.
    Comment régénérer les démocraties ?

    Ce constat du blocage de la démocratie, c’est celui que fait également le professeur de droit et d’éthique Lawrence Lessig (Wikipédia, @lessig) depuis quelques années.

    Après avoir mené le combat pour l’évolution du droit d’auteur notamment via les licences Creative Commons, l’éminent juriste Américain s’est lancé dans une tout autre lutte : la lutte contre le lobbying politique. Son idée : trouver les moyens de défendre l’intérêt général en combattant la corruption qui influence le vote de l’ensemble des députés américains au détriment des réformes d’ampleur sur le climat, la finance, l’éducation, la santé ou les armes dont le pays aurait besoin. C’est ce combat qu’explique magistralement le passionnant et très pédagogique reportage de Flore Vasseur diffusé récemment sur Arte

    A l’occasion de la diffusion de ce reportage, Lessig était de passage en France. Dans la conférence qu’il a donnée au Tank (vidéo), il revenait sur l’importance des outils internet pour créer de l’émulation et mobiliser les citoyens sur ces enjeux primordiaux.

    Aux Etats-Unis, les parlementaires ne sont pas tant élus pour les idées qu’ils défendent que par les fonds qu’ils récoltent. Une fois en poste, ils font primer les intérêts de leurs donateurs, milliardaires et entreprises, et passent l’essentiel de leur temps à chercher de l’argent. Pour Lessig, la démocratie américaine est gangrénée par cette corruption parfaitement légale dont les effets sont d’empêcher toute réforme d’ampleur. Reste que pour modifier la loi sur le financement des partis, il faut pouvoir faire voter cette loi au Congrès et donc obtenir des représentants en faveur de cette réforme… Nous sommes là, face à un cercle vicieux qui semble rendre tout changement impossible.

    Si selon des sondages 96% des Américains considèrent cette situation comme inacceptable, 91% estiment, résignés, qu’ils ne peuvent rien y faire… que c’est un problème insoluble. Lessig a décidé de s’intéresser aux 5% qui pensent que l’on peut faire quelque chose. Pour lui, explique-t-il avec conviction dans le reportage de Flore Vasseur, nous devons d’abord nous attaquer aux problèmes insolubles, c’est-à-dire avant tout à ceux que l’on ignore trop souvent volontairement, car ils semblent insolubles. Et c’est d’ailleurs parce qu’ils semblent insolubles qu’ils sont essentiels !

    La solution est pourtant simple estime-t-il. Pour que les parlementaires prennent plus en considération l’intérêt de tous, il faut que les citoyens participent plus massivement à leur financement. Et que des milliers de donations pèsent autant que celles de quelques milliardaires.

    Pour cela, Lessig est parti en croisade. Il a lancé la New Hampshire Rebellion, une mobilisation citoyenne pour imposer le sujet de la corruption dans le débat public, via une grande marche à travers cet Etat clé des élections américaines afin de faire entendre son propos et lever les frustrations et la résignation des citoyens par rapport au système actuel. Le but : faire pression sur la primaire américaine afin que les citoyens réclament aux politiques des réponses à la question de la corruption.

    Pour faire élire les parlementaires qui voteront cette réforme, il a lancé le Mayday Pac, un super comité d’action politique (PAC) indépendant, c’est-à-dire un groupe d’intérêt déclaré pouvant récolter des fonds sans limites pour financer des campagnes politiques. A la différence que le Mayday Pac était constitué uniquement de dons de citoyens pour attribuer ces fonds à des candidats favorables à la réforme du mode de financement des députés. Ce qui est remarquable dans sa démarche, comme le souligne très bien le reportage de Flore Vasseur, c’est que Lessig détourne l’arme de corruption massive de la démocratie américaine à sa cause par le lancement d’une vaste campagne de financement collaborative en ligne. Lessig a reçu près de 10 millions de dollars de 70 000 internautes, notamment d’entrepreneurs du Net, lassés du lobbying qu’ils doivent faire à Washington. Le Mayday Pac a investit cet argent sur 8 candidats tant démocrates que républicains. Comme le souligne Flore Vasseur “L’organisation de Lessig a tout d’une startup internet”.

    Dans le reportage de Flore Vasseur, Lessig revient sur les raisons qui l’ont poussé dans cette aventure. Si Lessig a compris que cette action est la seule à mener pour régénérer la démocratie américaine, c’est d’abord parce qu’il a compris mieux que beaucoup l’enjeu politique de l’internet. Dans Code is Law, il nous mettait en garde : l’internet peut devenir un puissant outil de contrôle des populations, notamment au profit de ceux qui le programment. Dans sa prise de conscience, l’activisme d’Aaron Schwartz a été capital, explique le juriste (voir également cet autre excellent reportage qui explique tout de l’histoire de Schwartz). C’est lui qui a souligné que les réformes du droit d’auteur portées par Lessig, père des licences Creative Commons, étaient impossibles sans une réforme plus large du système politique. Après avoir songé à s’engager en politique, Lessig quitte Stanford pour Harvard et ouvre un centre de recherche dédié sur l’éthique et la corruption. Il publie Republic, Lost et lance deux associations : Change Congress et Rootstrikers. Le suicide d’Aaron Schwartz accusé d’avoir téléchargé des millions d’articles scientifiques pour les mettre en ligne, le radicalise, le rendant plus critique encore à l’encontre du système judiciaire américain. “Je suis à la recherche de l’interrupteur. Ce bouton que l’on actionne pour faire réagir les gens”.

    Seulement deux des candidats soutenus par le Mayday PAC ont été élus aux élections de mi-mandat en novembre 2014. Ses opposants n’ont pas raté de se moquer de son échec… La route est longue.

    Mais Lessig n’est plus seul.

    “Quand il y a 70 ans on demandait aux gens quelle est la solution aux problèmes de gouvernance du monde ? La réponse était d’instaurer la démocratie partout. Et c’est ce qu’on a fait. La démocratie est partout. Mais le degré de mécontentement est impressionnant.”

    Comme une réponse à Fukuyama, Lessig montre que l’économie de marché asphyxie la démocratie. La marche, c’est-à-dire la démonstration de son action et de son propos en allant discuter avec les gens là où ils sont, et la mobilisation via les réseaux semblent partout la base des remèdes à cette asphyxie. Même si partout, passer de l’action à sa réalisation concrète est difficile. La force de Lessig est de parfaitement connaître les règles de fonctionnement de la démocratie américaine lui permettant de mieux agir pour changer le système de l’intérieur. Le réparer. Le hacker. Le transformer.

    Il y a assurément dans cette histoire de quoi en inspirer plein d’autres.
    Des projets contre la corruption

    Derrière le Mayday Pac qu’il a lancé, qui est l’initiative la plus visible et la plus mobilisatrice du Centre pour l’éthique que Lawrence Lessig dirige, il y a pourtant d’autres initiatives qui méritent qu’on s’y intéresse.

    Le Centre pour l’éthique se concentre sur la compréhension de la corruption institutionnelle. A l’occasion d’un hackathon organisé par le Centre d’éthique et le Centre pour les médias civiques du MIT, Lilia Kilburn sur le blog du Civic Media et Matthews Carrol sur Medium, revenaient sur plusieurs projets.

    A l’occasion du hackathon, la journaliste d’investigation Brooke Williams (@reporterbrooke), qui avait signée un très long article sur les réseaux d’influence étrangers des think tanks américains dans le New York Times, a produit une base de données sur ceux qui donnent de l’argent aux laboratoires d’idées de la politique américaine.

    Parmi les autres idées prototypées lors de cette rencontre, signalons l’idée de :

    lancer une formation en ligne pour améliorer la formation éthique du personnel du Congrès ;
    un système pour surveiller la mise à jour des documents publiés par la commission fédérale électorale américaine et surveiller notamment les changements à long terme et les modifications rapides des informations relatives à ceux qui donnent de l’argent aux députés, comme le montre le prototype ;
    une plateforme pour faciliter le boycott de produits en facilitant la discussion sur les propositions d’alternatives ;
    une extension pour Chrome qui fouille la base PubMed pour mettre en lumière les conflits d’intérêts des auteurs d’articles scientifiques médicaux auxquels les gens accèdent. Sur un principe similaire, ProfessorCert est un système de licence qui permet aux scientifiques d’obtenir une licence qu’ils peuvent introduire dans leurs publications certifiant qu’ils se sont lancé dans une recherche impartiale.

    Ce ne sont là bien sûr que des exemples. Nombre d’associations luttent et font des propositions contre la corruption (citons notamment Transparency International ou Anticor…), au travers d’une grande gamme d’outils accessibles en ligne, en cherchant les moyens pour qu’ils aient un impact sur nos décisions et notre compréhension des dysfonctionnements de nos démocraties. Mais retenons ce que nous dit Lessig : ce ne doit pas tant être une lutte contre la corruption, qu’une lutte incessante pour faire changer notre système politique afin qu’il devienne toujours plus vertueux.

    Hubert Guillaud

  • Viveret répond à Todd : "L’insulte est contreproductive"

    Le Nouvel Obs / Par Pascal Riché / Publié le 10-05-2015 à 16h54
    http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20150507.OBS8631/viveret-repond-a-todd-l-insulte-est-contreproductive.html

    Pour le philosophe Patrick Viveret, si Emmanuel Todd soulève des questions légitimes, il pratique des amalgames dangereux.

    Le philosophe Patrick Viveret a activement participé aux manifestations de solidarité qui ont suivi les attentats contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher. Avec son collègue Abdennour Bidar il a fondé le « Mouvement du 11 », pour promouvoir la Fraternité, qui devient selon lui un enjeu fondamental si l’on veut éviter un choc des civilisations.

    Viveret, qui vient de publier un livre sur ce thème, « Fraternité, j’écris ton nom » (Ed. LLL), prône un dialogue des civilisations « ouvert et exigeant ». Autant dire que la charge d’Emmanuel Todd contre « l’esprit du 11 janvier », qualifié par ce dernier d’« imposture », ne l’a pas enchanté. Interview.

    Selon Emmanuel Todd, le mouvement du 11 janvier, sous couvert de défense de la liberté d’expression, a été excluant pour les musulmans, et serait même « inconsciemment » xénophobe. Vous semble-t-il complètement à côté de la plaque ou a-t-il touché un point sensible ?

    Je ne suis pas, vis-à-vis de Todd, dans une posture de réfutation totale : il soulève des « points de vigilance » légitimes. Mais la façon dont lui-même les met en avant, en procédant par des amalgames et des insultes, me paraît dangereuse. Si son but est effectivement de contester les comportements excluants, traiter ces mouvements de solidarité d’« imposture » est contreproductif.

    Quels sont les « points de vigilance » qui vous semblent pertinents ?

    Trois points soulevés, notamment, me paraissent fondés, mais sur chacun d’entre eux, l’attitude de Todd me paraît incohérente.

    Il pointe le problème de la perte de sens, dans nos sociétés, en particulier du côté des classes moyennes ; il pose le problème de l’instrumentation de la laïcité par un certain nombre de courants islamophobes ; il évoque le fait que des musulmans ne sont pas un bloc homogène… Il a raison de soulever ces trois points, et il d’ailleurs n’est pas le seul à le faire. En revanche, la façon dont il prétend utiliser une approche scientifique pour disqualifier le 11 janvier me paraît totalement en contradiction avec ces points de vigilance.

    Prenez la question de la perte de sens : c’est une réalité. Elle est liée à ce que Joseph Stiglitz a appelé le « fondamentalisme marchand ». Et pour retrouver du sens, il faut renouer avec les valeurs fondamentales de la République, comme la tension dynamique entre Liberté, Egalité et Fraternité. Quand on a la chance d’avoir des millions de personnes qui se lèvent pour faire revivre ce type de valeurs, il faut s’en réjouir plutôt que leur envoyer des missiles. Ce sont elles qui aideront à retrouver du sens.

    Second point, l’instrumentation de la laïcité par des mouvements islamophobes. Elle est réelle, mais elle n’existait pas au sein de la manifestation du 11 janvier. Il y avait d’ailleurs nombre de manifestants musulmans dans le cortège, davantage que dans les manifestations de solidarité avec Gaza… Et les manifestations devant l’Hyper Cacher comptaient elles aussi des musulmans.

    Troisièmement, quand il dit : « Il faut arrêter de traiter les musulmans comme un bloc », tout à fait d’accord ! Mais lui, de son côté, ne cesse de traiter les catholiques comme un bloc…

    Il ne parle même pas des catholiques, mais de « catholiques zombies », c’est-à-dire les Français habitant sur des terres traditionnellement catholiques, et qui auraient selon lui fourni le gros des troupes des manifs du 11 janvier…

    Qu’est ce que tout cela veut dire ? Il opère des amalgames entre la période de l’Ancien régime et la période actuelle, entre des catholiques d’autrefois et des gens qui ne font qu’habiter sur une terre de culture catholique…

    On pourrait souligner, à rebours de ce qu’il écrit, que c’est un terreau chrétien qui nourrit les logiques de tolérance à l’égard de l’islam. La laïcité « ouverte », celle de Jaurès - pas celle, intégriste, du petit père Combes - est pétrie de valeurs issues du christianisme, mais sorties des dogmes de l’église catholique.

    A l’appui de ses amalgames, Todd affiche une prétention scientifique. Quitte à s’appuyer sur des études sociologiques, je préfère celles, pas seulement françaises, qui se sont développées depuis les années 2000 sur les « créatifs culturels » [le groupe socio-culturel à la pointe du changement social, mis en évidence par le sociologue américain Paul Ray et par la psychologue américaine Sherry Anderson, NDLR].

    Entre le fondamentalisme marchand et le fondamentalisme identitaire, il existe une force créative, caractérisée par sa tolérance. Plutôt que de disqualifier cette force, il faut l’appuyer !

    Todd analyse la surreprésentation, dans les manifestations, de gens plutôt aisés, peu métissés, issus de régions ayant voté oui à Maastricht… Comment interprétez-vous ces résultats ?

    Moi, j’ai manifesté avec des gens de Nanterre : beaucoup avaient voté non au référendum sur le traité européen en 2005 et il y avait parmi eux des musulmans ! Il est absurde de considérer les 4 millions de personnes qui ont défilé comme un bloc homogène. Todd instrumentalise une approche démographique et sociologique pour étayer sa démonstration.

    Beaucoup de personnes, en janvier, se sont sentis exclues par le slogan « Je suis Charlie », par les minutes de silence imposées, ou par ces manifestations… Ils ont ressenti une « injonction massive » adressée par un camp contre un autre. Vous-même, vous avez souligné dans un article récent la confrontation entre deux « sacrés », le sacré de la liberté d’expression et le sacré du respect de la religion…

    C’est un autre « point de vigilance » légitime. Mais on ne répond pas au risque d’injonction par l’insulte. Il faut, pour surmonter le risque que vous évoquez, que chacun reconnaisse ce qui est sacré chez l’autre. C’est ce qu’on a appelé, avec Abdennour Bidar, le « sacré partageable » et c’est possible dans un esprit de fraternité. On peut ainsi avoir le respect du sacré, tout en reconnaissant le droit au blasphème : l’un se place sur le terrain de l’éthique, l’autre de la légalité.

    Dans les manifestations du 11 janvier, c’est un formidable esprit d’ouverture et de tolérance qui dominait, pas une logique de peur et de repli. On a besoin de cet esprit pour surmonter les affrontements entre blocs identitaires et franchement, si on disqualifie comme le fait Todd ce mouvement fraternel, que reste-t-il ? Il reste le « fondamentalisme marchand », porté par des gens qui nous appelle à des choses dénuées de tout sens – j’entendais ainsi ce matin à la radio Alain Minc vanter « l’adaptation compétitive » - ou alors le « fondamentalisme identitaire » sous ses différentes formes, nationalistes (le FN…) ou religieuses…

    Si seuls ces fondamentalismes s’expriment, le pays est au bord de la guerre civile. Pour en sortir, on a la chance d’avoir un groupe d’acteurs prônant la tolérance et la fraternité, et qui s’exprime. Le culpabiliser, le renvoyer au silence, n’est pas un service à rendre à notre société.

    Propos recueillis par Pascal Riché

  • Après Charlie, le risque d’un maccarthysme démocratique

    Médiapart 20 avril 2015 | Par Régis Debray

    « Que retenir de cette commotion nationale ? », demande Régis Debray, en introduction du dossier que consacre sa revue Médium aux attentats de janvier. Réponse du philosophe : « Que dans un monde où tout se sait, se voit et s’interprète de travers, la condition de survie d’une laïcité d’intelligence s’appelle civilité. » Nous remercions Médium d’autoriser Mediapart à reprendre cette réflexion stimulante.

    Cet article de Régis Debray introduit la dernière livraison de la revue Médium qu’il a fondée et qu’il dirige. Son n° 43 (avril-juin 2015) est consacré à l’événement « Charlie ».


    Notre dernière Fête de la Fédération a réveillé un certain sacré républicain. C’est heureux. Il se trouve que ce sacré, pour beaucoup de gens de par le monde, est sacrilège. C’est malheureux.

    Commençons par notre bonheur – celui d’une communion laïque. Ce sacré retrouvé n’a pas été avoué, mais vécu dans l’émotion fusionnelle qui est son signe distinctif. Le mot aurait sans doute fait hurler les joyeux drilles de Charlie Hebdo. Il fait peur à une classe dirigeante aux vues courtes qui s’interdit de le prononcer parce qu’elle assimile, avec un esprit faussement positif (quand l’illustre inconnu appelé Auguste Comte a tout dit sur cette affaire), sacralité à bondieuserie, autorité à oppression et transcendant à surnaturel. Aussi arrive-t-il aux incroyants de faire du sacré comme Monsieur Jourdain de la prose et c’est tant mieux. Il est à son meilleur à l’état sauvage, sans prendre la pose, sans uniforme, barrette ou col dur.

    Agglutinant, transcendant, hors-marché, indérogeable et insécable : pas un seul de ses paramètres qui n’ait éclaté à l’œil nu dans cette semaine, non de juillet 1790, mais de janvier 2015, nous rappelant à quel point son émergence, séculière épiphanie, constitue un invariant de l’histoire des collectifs. Le sacré n’est pas une substance transcendante qui nous tombe du ciel. C’est nous, au ras des pâquerettes, qui l’inventons et le réinventons en tant que de besoin quand les coutures craquent et qu’il y a panique à bord. C’est le réflexe vital d’une âme collective en manque d’esprit de corps.

    Ainsi, dans le vide symbolique creusé par le culte du chiffre, l’assassinat sur son lieu de réunion d’une rédaction symbolisant plus que d’autres le génie national (ou l’une de ses plus notoires composantes) a déclenché le salubre ressourcement. Un dedans agressé du dehors se tourne instinctivement vers son au-dessus ou son en deçà. Ces réveils en sursaut gonflent de joie les autochtones – « le sacré, ça créé », comme dit Robert Damien, lacanien méconnu – et d’inquiétude les allogènes derrière la porte. Non sans motif. Une refondation du nous a par nature un caractère belliqueux : le eux d’en face n’aura qu’à bien se tenir. Le choc mobilisateur suscite une envie de guerre, à la fois pour exorciser la peur et remembrer ce qui menaçait de partir en morceaux.

    Guerre à Saddam Hussein, guerre au Calife. Au terrorisme, aux barbares, à la cinquième colonne. Tous sur le pont. Ainsi, à une même commande intime, chaque société apporte une réponse conforme au gène fondateur qu’elle tient de son histoire. Après le 11 septembre, les démocrates nord-américains resserrent la toile en remplissant les temples et les églises ou par des prières collectives dans la rue : retour aux sources théologiques d’un peuple élu par sa manifest Destiny. Après le 7 janvier, les républicains français ressortent Voltaire, la gaudriole et la Bastille, se requinquent aux pieds de la statue de la République, Liberté, Égalité, Fraternité : retour aux sources idéologiques d’un peuple qui s’est coupé de Dieu en coupant la tête au Roi. De chacun selon ses capacités, à chacun selon son point d’accroche.

    D’où vient le problème ? D’un grand fédérateur qui est aussi un grand diviseur. Il nous faut partager un dedans qui nous coupe largement du dehors. Cinq millions d’enthousiastes contre un milliard de réfractaires.

    Côté mise en scène, des paradoxes ostensibles. Inutile d’y revenir. L’ami Bernard Maris, qui ne supportait plus l’européisme et souhaitait que la France sorte de l’euro, n’a sans doute pas pu garder son sérieux, là-haut, en voyant M. Junker et les têtes molles de l’establishment bruxellois défiler derrière son nom. Des criminels de guerre venant à Paris condamner un acte de guerre (ils font mille fois mieux à leurs frontières) ; des pétromonarques infligeant mille coups de fouet à un blasphémateur et venant prôner la tolérance ; des CRS ex-SS acclamés par les petits-enfants de Mai 68 ; des mal-pensants se jetant dans les bras des bien-pensants ; des autorités religieuses portant le deuil des bouffeurs de curés, d’imams et de rabbins ; des déboulonnés à genoux devant leurs déboulonneurs et l’hebdo libertaire promu journal officiel. Ces facéties une fois rappelées, allons au vif du sujet.

    Qu’est-ce qu’une chose sacrée ? Une chose dont on ne peut pas rire. Qu’avons-nous sacralisé, confusément, à l’emporte-pièce ? L’idée qu’on peut rire de toute chose. Sauf des rieurs, bien entendu, surtout quand la mort les a plus qu’héroïsés : sacralisés. Aussi avons-nous dû, passée l’émotion où le « Je suis Charlie » jaillissait spontanément, histoire de soigner notre maladie identitaire, psalmodier le mantra de ralliement face à des journalistes à qui les on ne la fait pas pour les assurer qu’on était vraiment du bon côté, liberté ou religion, répétez s’il vous plaît – [Il y a deux espèces de journalistes : les gentils, qui vous tendent une perche pour que vous ne ratiez pas le train de l’histoire, et les méchants qui vous incitent au pire pour vous faire tomber du train.]

    Presse, radios, télés ont fait flotter un moment dans le pays, relayés par le gouvernement qui les relayait (la boucle classique), une suspicion généralisée, certains lançant une chasse aux traîtres équivoques ou déclarés. Apparition d’un maccarthysme démocratique. L’intolérant prêchant la tolérance, c’est comme le pas de liberté pour les ennemis de la liberté : un grand classique. On est blasé. Plus embêtant semble la bonne conscience conférée par l’inconscience.
    Le différentiel des regards

    Il n’est pas anormal que l’inconscient religieux qui structure les communautés politiques [voir ma Critique de la raison politique ou l’Inconscient religieux, Gallimard, 1981], échappe à la claire conscience d’une démocratie laïque qui s’imagine avoir renoncé à toute pollution ou pulsion « religieuse » parce qu’elle donne à ce mot l’acception cléricale, institutionnelle et monothéiste qui nous aveugle au surgissement du sacré. De fortes têtes sans Dieu ni maître qui récusent les religions établies – et même toute espèce de religion – n’en restent pas moins capables d’un recueillement dont la manifestation, aux yeux du simple observateur, ne diffère nullement de celui des croyants. On ne connaît pas de civilisation, fût-elle officiellement athée, et surtout quand elle l’est, qui n’ait son point de sacralité (l’Union Soviétique ayant poussé le hiératisme aux dernières extrémités).

    Charlie Hebdo s’interdit, bien heureusement, le nez crochu et l’accent yiddish. L’esprit Charlie a le mauvais goût très sûr, il respecte la sacralité d’Auschwitz en soutenant qu’il est interdit d’interdire. Chacun trouve intolérable ou ridicule le sacré de son voisin sans prendre garde au sien propre, qui va de soi. Nous tenons, par exemple, pour licite l’injure faite aux Prophètes et illicite l’injure faite aux croyants, condamnée chez nous par la loi. Il est un autre univers où c’est l’inverse. L’intégriste musulman s’interdit d’offenser Moïse ou le Christ, mais injurie allégrement les Juifs et les Chrétiens. Si on était plus raisonnable, je veux dire mieux informé de la déraison politique, on ne devrait parler que de l’économie du sacré, comment il se distribue ici ou là, par quels mots et gestes, avec quelle échelle d’intensités (il y a du plus et du moins et l’échelle est mobile). L’ignorance entretient les malentendus. Tenter d’éclaircir ces zones d’ombre sert la cause de la paix. C’est à quoi aurait pu servir, notamment, l’enseignement du fait religieux dans toutes les écoles de France.

    La guerre des images n’est pas nouvelle. Elle a exacerbé notre XVIe siècle et la guerre de religions entre catholiques et protestants, où la bataille des caricatures a fait rage de part et d’autre. Elle revient en force, mais décuplée par l’immédiateté et l’ubiquité numérique. L’actualité est devenue une immense accumulation d’images. Sans elles, il n’y a plus d’histoires à raconter et donc plus d’intérêt. Un blanc. La preuve : dix-sept morts en France, couverts d’images, live et différé, c’est « une tragédie historique » (Le Point), un carnage de portée mondiale ; le même jour, dix-sept morts au Nigeria, une petite nigériane s’étant fait exploser dans la foule, c’est un mince entrefilet en page 21. Ne parlons pas des deux cent mille morts du Congo, ni du génocide d’hier au Guatemala. Pas vu, pas pris. La vieille loi du mort-kilomètre doit céder la place à celle du mort-image.

    Nos djihadistes de banlieue, étrangers à la lecture, y compris du Coran, obsédés de selfies avantageux, vivent dans le monde des vidéos et de YouTube. Nous aussi, en un sens. Le buzz est devenu iconique, non discursif, et encore moins dialectique. Le passage de la graphosphère à la vidéosphère fait d’un joli dessin, une grenade dans la foule et une jolie phrase, un petit caillou dans l’eau. « Porter la plume dans la plaie », comme le disait le vieil Albert Londres ? Non, c’est le feutre qui fait mal.

    La transmission numérique instantanée aux quatre coins du globe d’un dessin à charge, et qui n’a pas besoin de traduction, met le « cartooning » en première ligne des conflits de civilisation, dans les troupes de choc, bien en avant des réservistes de l’écrit, trop lents à la détente et longs à digérer, trop compliqués d’accès pour faire flash et boum dans le quart d’heure, surtout là où domine l’illettrisme. Le choc en retour est d’autant moins prévisible que les regards ne sont pas de même nature selon les latitudes. Une image, pour nous, représente ; il y a du jeu entre elle et la chose, et elle est jeu elle-même. C’est le regard esthétique, le nôtre, qui n’apparaît en Europe qu’au Quattrocento. Pour d’autres, l’image présente. Et donc déstabilise ou agresse. En particulier, dans le monde islamique, qui a commencé par la Renaissance et s’est poursuivi par le Moyen Âge, quand le monde chrétien, plus chanceux, a fait l’inverse.

    Ce regard naïvement affectif, ultra-susceptible, effaré, effarant, cultuel et non culturel, c’est notre lointain passé. Ailleurs, c’est le présent. Et le drame de l’image instantanée c’est d’effacer à la fois l’histoire et la géographie de ceux qui les émettent comme de ceux qui les reçoivent ; c’est d’effacer le différentiel des regards et de nous faire croire que nous vivons tous à la même époque parce que nous évoluons dans un même espace. Comme s’il n’y avait pas des stades de développement et six siècles d’écart entre l’hégire et le calendrier grégorien, comme si le XXIe siècle ne côtoyait pas en beaucoup d’endroits le XVe, comme si la charia et l’ordinateur ne pouvaient cohabiter (l’un appelant souvent l’autre). Une même horloge, deux temporalités. Une même planète, deux chronologies. « Voici l’ère des hommes doubles », lançait Aragon-Belmondo dans Pierrot le Fou. Ajoutons : et d’un village global en petits morceaux. Ce qui change la donne du commerce des esprits et des images.

    Caricatures de Mahomet, décapitations en direct. Aucun rapport entre une ironie et une horreur, entre de l’encre et du sang, sauf l’efficacité symbolique.

    On ne sait pas si les dessinateurs danois ont pensé aux effets qu’auraient leurs dessins à cinq mille kilomètres de distance. On peut être sûr en revanche que les communicants de Daech savaient ce que déclencherait le film de leurs boucheries : l’intervention militaire américaine, évidemment dans leur intérêt. Avoir pour ennemi déclaré « l’Amérique », acolytes européens compris, c’est ce que peut rêver de mieux un insurgé, un terroriste, dans cette région du monde.

    Opération réussie : manque encore l’envoi de troupes au sol, mais pour le reste, la « coalition internationale » a fait ce qu’elle devait, pour tomber dans le panneau.

    • la suite de l’article "Après Charlie, le risque d’un maccarthysme démocratique" du 20 avril 2015 | Par Régis Debray

      Guerres asymétriques

      La publication (longtemps retardée) de la photo du massacre de My Laï, en mars 1968, a déclenché aux États-Unis les premières grandes manifestations anti-guerre. Retrait massif d’assentiment. Le Pentagone avait rapporté cent soldats communistes au tapis ; le photographe placé là pour célébrer l’héroïsme des boys avait fait, lui aussi, son travail. C’était en fait plus de trois cents civils, femmes, enfants et vieillards abattus, amoncelés sur une route. Les moyens de propagande se sont alors retournés contre la finalité de cette propagande. D’où les précautions prises depuis, journalistes et cameramen embedded. Chacun sait que la première victime d’une guerre est la vérité. Des images conçues pour encenser et légitimer la guerre ont fini par précipiter la paix. Ambivalence, réversibilité. De même des images conçues par des gentils pour détendre l’atmosphère peuvent déboucher sur de méchantes guerres.

      Point d’images, point d’opinion. Indifférence, distraction, obéissance. C’est l’avantage des opérations aériennes et furtives : les « dégâts collatéraux » restent invisibles, et s’il y a prises de vues, elles sont air-sol et non sol-air, puis soigneusement filtrées. Pour qui n’est pas devant son écran opérationnel, au fin fond de l’Arizona, les drones frappent sans retour d’image, en catimini. Tant pis pour les participants à la noce de mariage ou les enfants rentrant de l’école tout à côté de la cible ou à sa place. Ces non-vus ne feront jamais des victimes dignes de compassion et de solidarité. L’émotion – colère, deuil, soif de vengeance – fermentera sur place, c’est du moins ce qu’on espère. Ces sentiments invisibles ne vont pourtant pas sans retombées voyantes. Le non-vu réagit à distance et en différé.

      Asymétrie du révoltant, asymétrie des soucis.

      Incohérence. On défend le pluralisme et traque le fanatisme à l’intérieur, mais on ruine le pluralisme et étend le fanatisme à l’extérieur. Destruction des États centraux, ensauvagement des sociétés, soulèvements tribaux, haines communautaires, expulsions et massacres des chrétiens d’Orient suite aux croisades d’une hyper puissance chrétienne. Dans cette partie du monde, les zones qu’on pourrait dire de « laïcité », toute relative qu’elle ait pu être, disparaissent l’une après l’autre avec notre aide active. Dans le contre-productif, difficile de faire mieux.

      L’ère numérique oblige à « tout repenser ». En nous donnant le spectacle de ce qui change, l’histoire nous aide à discerner ce qui ne change pas. Et les lois fondamentales, qui président à la prise de corps d’un collectif peuvent se qualifier d’immuables. Il n’en reste pas moins qu’un changement de médiasphère oblige à modifier les modes d’administration de ce qui demeure et doit demeurer. La liberté d’expression – gardons la formule malgré tout ce qu’elle a d’abusif – fait partie des fondamentaux de la République, mais l’expression de cette liberté ne peut plus être ce qu’elle était du temps de Voltaire, des diligences et de la marine à voile, quand il y a une parabole à chaque balcon des tours et que chaque habitant du 9/3 a les antipodes au bout des doigts.

      Plantu a ceci de différent avec Daumier, il est branché en direct sur la planète ; il est maître de ses émissions, non de sa réception ; il s’adresse à ses compatriotes du Monde à qui le siècle des Lumières et leur éducation permettent le deuxième degré. À Tunis, à Casa ou à Alger le premier degré a toutes les chances de primer, pour ne pas parler des contrées Yémen, Pakistan, Afghanistan où peu savent lire, mais où tous peuvent voir. Il n’y a plus de coupe-feu entre ici et là-bas. Les Occidentaux ont perdu leur périmètre de sécurité. Le dehors est dedans, le dedans est dehors. Il y a migration, donc intrication, donc friction, et il faut faire avec.

      Nous partageons un appartement collectif où les cloisons sont minces et où on entend et voit ce qui se passe dans la pièce d’à-côté, mais sans un règlement de copropriété clairement établi. Chaque locataire a ses sanctuaires et le sacré n’est pas d’humeur partageuse. Voyez, en Inde, Ayodya, et en Palestine, Hébron : la cohabitation de nos intouchables respectifs, à touche-touche, est la chose la plus difficile du monde, névralgique et criminogène. Elle appelle une force d’interposition, étrangère aux parties en conflit, que les souverainetés nationales ne tolèrent que rarement (à Hébron, le Finlandais est mis sur la touche, et Ayodya, inexistant). À défaut de quoi on ne s’en sort que par des gentleman’s agreements.

      Comme il y a une politesse minimale entre voisins de palier, qui rend la coexistence possible, un minimum de politesse s’impose entre civilisations juxtaposées et de plus en plus imbriquées. Ce qui ne va jamais sans efforts d’hypocrisie de part et d’autre, que ce soit dans une famille, un quartier, une entreprise ou un pays, pour éviter de lancer à la figure de l’autre ce qu’on pense réellement de lui, sinon c’est la guerre de tous contre tous. Qui dit citoyenneté, mondiale ou locale, sans penser civilité, mondiale ou locale, parle pour ne rien dire. Sinon le pire. Il ne s’agit pas, pour avoir la paix, d’éviter les émeutes et les assassinats, de baisser culotte devant l’obscurantisme majoritaire. Le mot de respect est détestable s’il veut dire intimidation et soumission à ceux qui pensent aller au paradis en nous égorgeant. Il est estimable si on le reconduit à son étymologie : respicere, y regarder à deux fois.

      Plus généralement, civilité veut dire : réciprocité dans le respect ou plus trivialement échange de bons procédés. Dans la commission Stasi, je fus le premier à réclamer une loi, et non une simple directive, interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans nos enceintes scolaires (non à l’extérieur, bien sûr). Non par intolérance. Parce que l’espace scolaire est chez nous une enceinte à re-sacraliser, à placer hors société civile, comme une mosquée en pays musulman. Les athées enlèvent leurs chaussures au moment d’y pénétrer, les tenants du Très-Haut peuvent bien enlever leur voile, leur croix ou leur kippa en entrant dans nos écoles. Donnant-donnant. Nous respectons chez nous vos façons de faire, vous respectez chez nous les nôtres. Quoi qu’on puisse penser par ailleurs, dans son for privé.
      La civilité en milieu numérique

      Il n’est pas facile de faire refleurir une République laïque dans un monde chaque jour moins républicain qu’hier, où beaucoup qui se disaient Maghrébins se disent désormais Musulmans, où les Israéliens se disent Juifs et les Indiens, Hindous ; où s’effondre la barrière séparant le religieux du politique, celle qu’avaient clairement posée les fondateurs, en Égypte, Nasser, en Israël, Ben Gourion, en Turquie, Atatürk ou en Inde, Nehru ; où les moyens techniques de transparence gomment les frontières entre public et privé ; où les déplacements massifs de population du Sud au Nord et d’Est en Ouest introduisent les façons de penser du XVe siècle dans les métropoles du XIXe ; où les États perdent leur centralité et parfois même tout pouvoir (en Orient, sous les coups de l’Occident intrusif, en Occident, sous les coups d’une société civile tribalisée).

      Il n’y a pas de laïcité là où il n’y a pas encore ou plus d’État. Son avènement a toujours été lié à la naissance ou renaissance d’une puissance publique. À vrai dire, on a eu tort d’en faire une abstraction amovible et baladeuse. D’un adjectif, on a fait indûment un substantif. L’adjectif requiert un sujet, le dépositaire de l’intérêt général. Supprimer ou diminuer ce dernier et vous verrez revenir une cohue de fanatiques. Le fondamentalisme marchand fait cercle avec son vis-à-vis, le fondamentalisme religieux.

      Ne faisons pas de Charlie un héritier de Charlemagne par la main gauche, écrasant de son mépris et de son ignorance ceux qui sont au-delà du limes. Ce serait imprudent. Quatre millions de bons citoyens dans les rues de l’hexagone, justement fiers de l’être, et ne croyant plus que dans l’incroyance, c’est admirable, oui. Mais un milliard de croyants qui ne pensent pas comme nous, ce n’est pas à dédaigner. Et comment combattre avec succès ce qu’on ne s’est pas soucié de comprendre ? La question, je crois, réveille Mr. George Bush en pleine nuit, mais un peu tard.

      Si l’estime de soi devient mépris des autres, le ressourcement, encellulement et la fierté, arrogance, on court au pire : « La maladie des cercles fermés », l’un des quinze maux de la Curie romaine pointés par le pape François. Puissent les soutiens inconditionnels d’une liberté d’expression, qui n’est jamais et nulle part inconditionnelle ni absolue – et moins encore en France, voir notre Code pénal qui aligne, pour ainsi dire, nos délits de liberté et ils sont nombreux –, sortir de l’hexagone et s’en aller traîner leurs basques sur d’autres Continents où règnent d’autres affectivités populaires. Le ressenti des autres ne saurait à aucun titre faire loi chez nous. La pudeur là-bas n’a pas à chasser la gaudriole ici, pas plus que le rapport au Prophète comme chef de famille et totem identitaire, notre relation décontractée, désamorcée, au bon Dieu comme option facultative, une parmi beaucoup d’autres.

      On peut seulement se rappeler que lorsqu’un joueur insulte sa mère ou sa sœur, Zidane lui donne illico un coup de tête (fatal). Le pape argentin, non-violent mais Latin de naissance, le redisait dernièrement à des journalistes : « Si un grand ami dit du mal de ma mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing » (La Croix, 16 janvier 2015). En d’autres termes, le droit à l’insolence et au blasphème n’en fait pas un devoir à remplir n’importe où, n’importe quand ni envers n’importe qui. On peut réveiller sans écorcher, déranger sans humilier, dessiller sans viser au plexus.

      C’est pourquoi Plantu, qui sait jusqu’où ne pas aller trop loin, doit être félicité quand il tempère son « il faut oser » par « il faut être responsable ». Fine tuning. Rire n’est pas ricaner. Encourageons-le à élaborer une pédagogie de l’humour, qui pourrait en faire une politesse, non du désespoir mais d’une espérance.

      PS : Le passage auquel on ne cesse d’appeler d’une laïcité d’incompétence à une laïcité d’intelligence – dont l’enseignement du religieux comme un fait objectif serait la meilleure démonstration – se heurte à une certaine incompétence ou inintelligence des autorités chargées de la faire respecter. Qu’une très belle et unanime célébration de notre République laïque se soit donné pour point d’orgue conclusif une cérémonie religieuse est assez étonnant, mais peut se comprendre dans le cadre de l’hommage aux victimes juives de la prise d’otages de Vincennes. La façon dont elle s’est déroulée, sur les écrans et au vu de tous, a de quoi laisser perplexe le plus sobre des Républicains.

      Rappelons donc la règle protocolaire, inhérente à notre République que nous avons vu s’éclipser sur notre écran le soir d’un glorieux Dimanche. Le 11 janvier 2015.

      Un Président dans ses fonctions ne porte pas plus une kippa dans une synagogue, la calotte des juifs pratiquants, qu’il ne tourne ses mains vers le ciel dans une mosquée ou qu’il se signe devant la croix dans une église. Il porte un simple chapeau, en signe de respect. C’est l’ancien président Sarkozy, le communautariste, qui a initié cette entorse démagogique et antirépublicaine (comme l’assistance au dîner du CRIF), entérinée par son successeur. Le général de Gaulle allait à la messe en privé sans photographe. L’a-t-on jamais vu communier ?

      Un lieu de culte fait partie du territoire de la République française, dont le Président élu est l’autorité la plus élevée, et, à ce titre, toujours le dernier arrivé. Il est attendu, mais il n’attend pas. Encore moins dans la rue avec un signe religieux ostentatoire sur le crâne, poireautant après l’arrivée d’un chef de gouvernement étranger (qui le fait attendre et ne met, lui, son insigne qu’à l’intérieur de la synagogue). C’était au premier ministre Valls d’accueillir Bibi, et, ensuite, dans un deuxième temps, au président du Consistoire d’accueillir le Président.

      Passons sur un drapeau d’État brandi au vu de tous dans un établissement religieux et la transformation d’une cérémonie supposée cultuelle en quasi meeting électoral, ce qu’interdit formellement la loi de séparation. Nous sommes un État de droit. C’est l’ambassade d’Israël, territoire israélien, qui aurait dû accueillir et célébrer le chef politique de ce pays.

      On peut s’étonner qu’aucun commentateur attitré de ces manifestations – l’inculture laïque n’ayant d’égale que l’inculture religieuse de nos coryphées médiatiques – n’ait relevé cette inversion d’une norme séculaire. Ne parlons pas de nos ministres en fonction ignorant des contraintes propres à leur ministère. Le niveau professionnel est à la baisse, ce qui arrive partout où la vocation tourne au métier.

      Ne rions pas du protocole. C’est une chose grave, où se joue l’essentiel.

      Nous savons que toutes les images sont à interpréter, même s’il est toujours plus difficile de déconstruire un visuel qu’un discours. Celui-là aurait intérêt à ne pas tourner la difficulté. Il en irait pour la République de son image, au-dedans comme au-dehors.

  • France Inter
    Qui est Charlie ? C’est une question simple qui a clivé la société française, et que l’on se pose aujourd’hui dans Service Public.
    http://www.franceinter.fr/emission-service-public-qui-est-charlie
     Nonna Mayer, Docteure en sciences politiques, directrice de recherche émérite au CNRS, présidente de l’association française de science politique
     Patrick Boucheron, historien, co-auteur avec Mathieu Riboulet de "Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015", ed.Verdier
     Pascal Galinier, le médiateur du Monde, a coordonné avec Dominique Buffier l’ouvrage "Qui est Charlie ? Ces 21 jours qui ébranlèrent les lecteurs du Monde", ed.François Bourin
     Akram Belkaïd, journaliste indépendant, collaborateur du Monde Diplomatique, du site OrientXXI, d’Afrique Magazine, et du Quotidien d’Oran.
    Reportage de Thomas Chauvineau : "Anti-Todd"
    Samir Nihi vit en Seine Saint Denis. Il était éducateur sportif à Clichy-sous-Bois au moment des émeutes en 2005. Il a rejoint l’association ACLEFEU. En 2005, toute proportion gardée, ces émeutes ont sidéré la France, comme les attentats de janvier dernier. Nous sommes retournés voir Samir Nihi, le 11 janvier, il a participé à la marche.



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